Renouvellement des fondements de la gouverne des personnes

Nous venons de vous présenter les grands défis qui amènent à (re)penser le management autour de la gouverne des personnes. Face à la complexité croissante des enjeux de gestion – qu’il s’agisse de l’accélération de l’innovation, de l’intégration de technologies avancées comme l’IA, de la rareté des talents ou encore de l’évolution des attentes des employés et des clients – il devient essentiel de replacer le capital humain au cœur des préoccupations organisationnelles. Aujourd’hui, le dirigeant doit répondre à une multiplicité d’attentes simultanées : être un stratège visionnaire, garant de la rentabilité financière, catalyseur de l’innovation et porteur d’une vision éthique claire.

Si auparavant la gestion se concentrait sur l’administration des choses dans une logique productivité-efficacité-rentabilité, celle-ci ne peut plus se détourner désormais des questions critiques telles que le talent, la compétence ou encore la collaboration des équipes.

Dans ce texte, nous vous proposons donc d’explorer les notions les plus pertinentes pour vous aider à relever ces grands défis et vous soutenir dans votre réflexion sur la gouverne des personnes. Pour ce faire, nous regarderons les apports des sciences humaines et de la philosophie qui peuvent aider à poser les bases de réflexions fiables et profondes sur l’humain. Nous commencerons par une réflexion sur la place et l’action des dirigeants avant de nous pencher sur les apports des sciences humaines. Notre objectif est de proposer de nouveaux fondements en management, en mettant un accent particulier sur la gouverne des personnes.

Certains concepts issus de la philosophie et des sciences sociales peuvent, à notre humble avis, servir de boussole en offrant des repères utiles pour nourrir les réflexions sur le renouvellement des modes de pensée managériaux. En effet, si la littérature organisationnelle est parfois disparate, voire contradictoire, et tend à multiplier les concepts, il peut être intéressant de revenir aux bases des apports des sciences humaines. Nous allons maintenant explorer les apports de quelques auteurs qui aident à penser la place et l’action des dirigeants.

Tout d’abord, plus que jamais, le dirigeant doit être un praticien réflexif (Donald Schön), capable d’ajuster ses décisions en fonction des situations qu’il rencontre. Cette capacité repose sur une double réflexion : celle qui se fait dans l’action, lorsqu’il s’adapte en temps réel aux signaux faibles et aux imprévus, et celle qui intervient après coup, pour analyser, apprendre et améliorer ses pratiques. Par exemple, un PDG confronté à des conflits internes doit non seulement prendre des mesures immédiates, mais aussi tirer des leçons de la situation pour éviter qu’elle ne se reproduise. Dans cette optique, un dirigeant réflexif ne s’appuie pas uniquement sur des modèles rigides de prise de décision. Il adapte ses choix en fonction du contexte et des retours qu’il reçoit en temps réel (réflexion dans l’action). Plutôt que d’agir comme une figure d’autorité figée, le dirigeant réflexif adopte une posture d’écoute, de sensibilité aux questions humaines et d’humilité face à l’incertitude. Il cherche à comprendre en profondeur le sens et l’impact de ses décisions, tout en privilégiant l’ouverture et l’adaptation plutôt que l’application systématique de solutions préétablies.

L’interprétation et le dialogue (Hans-Georg Gadamer) constituent des outils précieux pour appréhender la complexité inhérente à toute situation humaine au sein des organisations. Un dirigeant accroît son influence en usant d’un leadership à visage humain. Il doit engager un échange avec ses équipes, comprendre les différentes perspectives et co-construire le sens des décisions prises. En effet, la compréhension n’est pas un processus unilatéral, mais résulte d’une « fusion des horizons », où plusieurs se rencontrent et s’influencent mutuellement. Dans un contexte de transformation d’entreprise, par exemple, un leader doit parvenir à développer une base partagée de compréhension et d’adhésion au changement. Cela requiert une écoute attentive, parfois même une reformulation des objectifs et un ajustement de la communication en fonction des retours du terrain. Ce faisant, il évite les résistances et bâtit un collectif motivé et engagé grâce à la reconnaissance, à la confiance et à la responsabilisation des individus.

Face à l’incertitude et à la contingence (Richard Rorty), le dirigeant sait et accepte que toute vérité est relative et qu’il doit constamment prendre du recul, questionner sa manière d’agir et faire preuve de lucidité pragmatique. Par exemple, dans un contexte de transformation numérique, un leader doit développer une réelle agilité, car les vérités organisationnelles sont contingentes et évolutives. Il doit adopter une posture pragmatique et flexible, en maintenant une fermeté sur les finalités stratégiques tout en faisant preuve de souplesse dans leur mise en œuvre opérationnelle. Cette posture lui permet de réévaluer constamment les dynamiques concurrentielles, d’intégrer les nouvelles technologies et de répondre aux attentes changeantes des clients et des employés.

En plus de sa capacité de réflexion, d’interprétation, de dialogue et de pragmatisme, le dirigeant doit être en mesure d’assumer ses décisions avec responsabilité et exemplarité, tout en tenant compte des contextes variés qui exigent parfois des approches différentes (Bernard Williams). Considérant que les situations réelles sont complexes, les dimensions morales ne peuvent être réduites à des règles fixes abstraites. Elles doivent être prises en compte en fonction des conséquences spécifiques liées à chaque contexte concret, en privilégiant une responsabilité authentique et partagée. Cela signifie que les dirigeants auraient avantage à évaluer chaque situation à partir de sa singularité, des motivations des individus impliqués et des impacts réels de leurs décisions sur la communauté de travail.

En conclusion, le leadership se renforce grâce à une réflexivité constante, une capacité à écouter et interpréter, une souplesse opérationnelle ancrée dans une stratégie ferme et claire, et une éthique fondée sur l’authenticité, l’humilité et la responsabilité partagée. Non seulement ce leadership se renforce, mais il devient exemplaire, créant ainsi une saine culture de gestion.

Les sciences sociales et humaines ainsi que la philosophie offrent des points de repère précieux aux dirigeants pour comprendre ce qui permet à une personne de s’épanouir pleinement et quelles sont ses attentes profondes. En effet, la gouverne des personnes ne peut plus se limiter à une logique purement gestionnaire, mais doit intégrer des dimensions profondément humaines. Pour explorer ces dimensions fondamentales, nous nous inspirons principalement de la pensée de Martha Nussbaum, une philosophe américaine renommée[1], tout en faisant dialoguer ses idées avec d’autres auteurs pertinents.

Martha Nussbaum a développé une théorie sur le bien-être humain et la justice sociale, connue sous le nom de « théorie des capabilités ». Cette approche largement discutée, mise de l’avant par les Nations-Unies et popularisée également par l’économiste Amartya Sen, se concentre sur le développement humain en mettant l’accent sur les libertés réelles dont disposent les individus pour mener la vie qu’ils souhaitent. Cette philosophe nous indique clairement que les personnes ressentent un profond besoin de réalisation personnelle, d’autodétermination et d’expression authentique de leur identité.

Les capabilités peuvent être comparées à une partition musicale complexe, où chaque note représente une opportunité réelle offerte aux individus de choisir, d’agir et de donner un sens à leurs décisions. Dans ce contexte, tel un chef d’orchestre conscient de ses responsabilités, le dirigeant doit interpréter cette partition avec discernement, afin de créer une véritable harmonie entre les libertés de ses collaborateurs, leurs aspirations individuelles, et les objectifs collectifs de l’organisation. Il ne s’agit plus seulement de se concentrer sur les biens ou ressources matérielles (salaires, primes, résultats financiers), mais également de favoriser un environnement propice aux opportunités de développement personnel, de confiance mutuelle et de responsabilisation des équipes. Ainsi, selon cette vision, l’organisation devient un espace privilégié d’épanouissement personnel, d’autonomie réelle et d’innovation collective, tout en assumant pleinement ses responsabilités et objectifs.

L’approche des capabilités ne met pas seulement l’accent sur l’autonomie des individus, mais également sur leur sens des responsabilités. Cette responsabilité dépasse largement la simple imputabilité pour devenir un véritable ethos, c’est-à-dire une manière d’être et d’agir pleinement intégrée à l’identité personnelle. Elle implique la capacité à faire des choix éclairés, à anticiper leurs conséquences et à accepter les résultats de ses actions, qu’ils soient positifs ou négatifs.

Cette conception rejoint parfaitement l’idée du « souci de soi » telle que développée par Michel Foucault. En effet, ce « souci de soi » ne doit pas être confondu avec un repli sur soi individualiste, mais doit plutôt être compris comme une pratique sociale essentielle. Prendre soin de soi implique nécessairement une attention sincère aux autres, puisque c’est dans le cadre des relations interpersonnelles que se nourrit une meilleure compréhension de soi-même, et que s’opère l’épanouissement individuel. Cette approche est particulièrement pertinente pour les dirigeants et les personnes en position d’autorité, dont la responsabilité envers autrui dépasse le cadre d’une simple obligation pour devenir un mode de vie à cultiver, permettant de créer un équilibre entre introspection et engagement envers la collectivité[2].

Le leader peut participer à la construction d’un ethos de responsabilité en étant lui-même exemplaire. La littérature sur les modèles de conduite nous indique que les employés observent attentivement le comportement de leurs dirigeants pour déterminer quels comportements sont acceptables et valorisés dans l’entreprise[3]. Pour reprendre notre analogie, un musicien est plus qu’un simple technicien; il est un cultivateur de relations et d’émotions, utilisant sa musique pour tisser des liens avec les autres et partager sa manière d’être. Cela requiert un travail constant sur soi, nécessitant une forte discipline et introspection, en entretenant plusieurs vertus dont le sens des responsabilités.

Martha Nussbaum met en évidence l’importance de vivre des expériences enrichissantes, agréables et significatives, tout en réduisant autant que possible les souffrances inutiles. Ces expériences incluent notamment les dimensions esthétiques, intellectuelles, sensorielles et relationnelles qui donnent un sens profond à l’existence humaine.

Dans le contexte organisationnel, favoriser des expériences de travail enrichissantes implique donc d’encourager la pensée critique, la créativité et la capacité d’innovation. Comme l’affirme Nussbaum elle-même :

La pensée critique construit des cultures d’entreprise de responsabilité dans lesquelles les voix critiques ne sont pas réduites au silence. Et une imagination bien formée est essentielle pour l’innovation, clé de toute économie saine : aucune nation ne peut prospérer sur la base des compétences d’hier apprises par cœur[4].

La pensée critique contribue à l’enrichissement et à l’épanouissement des personnes/talents et nourrit les expériences dans le milieu du travail. Cependant, cela nécessite de la reconnaissance collective d’un travail bien fait ou utile, renforçant ainsi la motivation, l’engagement et la satisfaction des individus. Le travail est une « activité subjectivante » qui transforme profondément l’individu qui l’accomplit (Christophe Dejours). Le travail, comme source d’expériences enrichissantes, contribue à façonner des subjectivités éthiques et émancipées. Ainsi, le travail ne se limite pas à une fonction instrumentale : il joue un rôle essentiel dans la réalisation de soi et le maintien d’un équilibre psychologique sain (Dominique Méda). Les expériences enrichissantes créent du sens au travail, que ce soit à travers de nouveaux défis ou une implication dans un projet collectif dont l’impact dépasse la somme des contributions individuelles, et permet à la personne de construire sa vie comme il le souhaite.

L’être humain cherche intrinsèquement à exercer une certaine maîtrise sur sa vie, à explorer ses potentialités, à développer ses talents et à poursuivre ses passions. Cette idée centrale se retrouve chez Nussbaum comme chez d’autres philosophes tels que Spinoza ou Sartre. Spinoza souligne que chaque être s’efforce de persévérer dans son être (conatus) en cherchant à accroître sa puissance d’agir, tandis que Sartre insiste sur la liberté comme une condition fondamentale de l’existence humaine, incontournable et irréductible.

Dans cette optique, la liberté implique le pouvoir de faire des choix et de prendre des décisions de manière autonome, tout en respectant les droits d’autrui. Elle ne signifie pas l’absence de règles, mais repose sur un cadre structurant qui permet l’expression individuelle. Par exemple, un musicien est libre de créer et de s’exprimer, mais il le fait en respectant des règles musicales comme les gammes ou les signatures de temps, qui lui permettent de communiquer avec d’autres musiciens et avec son audience.

De la même manière, dans un environnement organisationnel, la liberté ne consiste pas à agir sans contrainte, mais à évoluer au sein d’un cadre qui favorise l’autonomie et la créativité. À l’image du musicien qui, en s’exerçant pour perfectionner son art, se perfectionne lui-même et contribue à l’enrichissement de l’ensemble du groupe. Dans le cadre organisationnel, chaque individu, en développant pleinement ses compétences, contribue à la performance collective et au dynamisme de l’organisation.

Dans le contexte postpandémique, la force du leadership réside selon nous dans la gouverne des personnes, où la clé du succès des organisations de demain repose sur une orchestration harmonieuse de l’intelligence humaine, sur les plans individuels et collectifs. Les sciences humaines et la philosophie amènent des bases pertinentes pour initier un examen possible pour chaque dirigeant ou organisation souhaitant repenser leur philosophie de gestion.

Chez Quadrat, nous développons ainsi une approche de leadership distinctif, adaptée à vos défis spécifiques et à vos forces uniques, tout en restant parfaitement alignée sur les nouvelles réalités complexes de la nouvelle ère managériale. Notre objectif est de concevoir une gouverne des personnes plus personnalisée, humaine et efficace, répondant ainsi pleinement aux exigences actuelles et futures des organisations.


[1] Martha Nussbaum est une auteure reconnue pour sa contribution majeure à la philosophie politique et éthique. Elle a été honorée par plusieurs distinctions prestigieuses. En 2012, elle a reçu le Prix Prince des Asturies en sciences sociales. En 2016, elle a été lauréate du Prix Kyoto en arts et philosophie. En 2018, elle s’est vu décerner le Prix Berggruen pour sa contribution à la philosophie. Plus récemment, en 2021, elle a obtenu le Prix Holberg pour son impact significatif dans les sciences humaines.

[2] Dans les organisations, le concept prend différentes formes (remplir ses objectifs, avoir une éthique, etc.) et doit toujours être ramené au contexte.

[3] Voir notamment les travaux de Linda K. Treviño et de Michael E. Brown sur le rôle des modèles de conduite pour mener à des leaders éthiques.

[4] Nussbaum, M. (2016). « Not for Profit: Why Democracy Needs the Humanities ».

Retour en haut