Défis de la gouverne des personnes dans la nouvelle ère managériale

Dans les textes précédents, nous avons abordé l’évolution du management en soulignant une tendance historique à privilégier les dimensions techniques et financières, parfois aux dépens des aspects humains de la gestion. Nous avons qualifié cette approche « d’administration des choses », une logique centrée sur la productivité, la rentabilité et l’efficacité.

Ce paradigme s’est progressivement imposé à travers un « dispositif organisationnel conventionnel », c’est-à-dire un ensemble de concepts, de pratiques et de discours promus par différents acteurs tels que les consultants, les revues spécialisées et les chercheurs universitaires. Ce modèle a permis de générer des résultats significatifs, notamment en matière de croissance économique, mais dans un contexte bien particulier : celui qui prévalait avant la pandémie.

Or, le contexte dans lequel évoluent désormais les organisations s’avère profondément différent et invite à une remise en question réfléchie de certaines pratiques managériales longtemps tenues pour acquises. De nouveaux défis émergent en effet aujourd’hui et viennent bousculer les méthodes conventionnelles. Ce texte a précisément pour objectif de vous accompagner dans une réflexion approfondie sur ces défis afin d’identifier, s’il y a lieu, les adaptations nécessaires pour maintenir et renforcer une croissance durable. Sans minimiser l’importance des dimensions techniques et financières, il apparaît essentiel de considérer davantage la dimension humaine du management — la « gouverne des personnes » — comme un levier stratégique incontournable dans cette nouvelle ère managériale[1]. Ce texte vise donc à clarifier les enjeux actuels et à mettre en lumière le décalage potentiel entre les approches managériales conventionnelles et les réalités émergentes.

Pour mieux saisir la nouveauté du contexte actuel, il convient de rappeler brièvement certains éléments caractéristiques de la période précédant la pandémie. Plusieurs spécialistes décrivent désormais l’environnement dans lequel s’inscrivent les entreprises comme étant « VUCA » (volatile, incertain, complexe et ambigu). Cette complexité accrue impose aux dirigeants des défis nouveaux en matière de prise de décision, de gestion des priorités et d’adaptation rapide aux changements. Il est alors légitime de s’interroger sur la pertinence des modèles managériaux traditionnels, notamment en ce qui concerne leur capacité à outiller adéquatement les équipes face à ces nouveaux défis.

Un indicateur révélateur du décalage croissant entre le management traditionnel et le contexte actuel est la durée de vie moyenne des grandes entreprises cotées au S&P 500. Celle-ci est passée de 67 ans dans les années 1920 à environ 15 ans aujourd’hui[2]. Cette diminution importante s’explique notamment par la pression constante exercée sur les dirigeants, contraints de faire des choix complexes, parfois risqués, dans des délais toujours plus réduits, générant ainsi une anxiété organisationnelle accrue[3].

À ces difficultés s’ajoute un phénomène observé depuis quelques décennies déjà : une certaine perte de confiance des employés envers leurs dirigeants. Selon plusieurs études récentes, environ 30 % des employés exprimaient un déficit de confiance envers leur PDG[4]. Les motifs souvent avancés sont liés à un manque de transparence[5], des incohérences entre les discours et les actions[6], ainsi qu’un manque perçu de reconnaissance et de soutien envers les employés[7]. Cela soulève la question du degré auquel les pratiques managériales traditionnelles favorisent ou non l’établissement et le maintien de cette confiance, dimension essentielle de la « gouverne des personnes ».

La crise sanitaire mondiale constitue un événement historique inédit qui a profondément bouleversé nos conceptions traditionnelles du travail et de l’organisation. Ce choc externe, d’une ampleur sans précédent, a remis en cause plusieurs postulats qui étaient jusque-là considérés comme acquis, tout en faisant émerger de nouvelles attentes parmi les employés, notamment quant à l’équilibre travail-famille. Durant cette période, les dirigeants ont vécu un certain ébranlement de leur conception de la gestion et des modes de fonctionnement, et ont réagi très promptement pour s’y adapter (par exemple, le travail hybride, l’investissement et le support dans les technologies pour maintenir la productivité et la performance des individus et de l’organisation, l’adaptation en temps réel de l’approche de gestion du dirigeant, etc.).

Durant cette période particulière, les organisations ont découvert que le télétravail ou les modes hybrides étaient non seulement viables, mais qu’ils pouvaient même contribuer au maintien, voire à l’amélioration, des performances organisationnelles[8]. Même si ces nouvelles méthodes ont suscité certaines interrogations, notamment quant à l’isolement potentiel des collaborateurs et à la réduction du sentiment d’appartenance collectif, plusieurs études confirment que ces modes alternatifs de travail ont permis une hausse notable de la satisfaction des employés[9].

Au sortir de cette crise, de nouvelles attentes se sont imposées chez une grande majorité des collaborateurs, comme en témoigne une étude de 2023 : plus de 70 % des employés souhaitaient renforcer l’équilibre entre leur vie personnelle et professionnelle, tandis que 98 % souhaitaient conserver la possibilité de travailler à distance[10]. Cela amène nécessairement à réfléchir à la prise en compte suffisante par nos pratiques managériales actuelles de ces nouvelles réalités.

Le contexte post-pandémique se caractérise ainsi par des défis nombreux et complexes, souvent interreliés, que peu de dirigeants auraient pu anticiper clairement il y a quelques décennies. Parmi ces défis, notons tout d’abord l’accélération de l’innovation et de l’intégration des nouvelles technologies observée durant la pandémie[11]. L’émergence rapide de l’intelligence artificielle, ainsi que d’autres technologies comme l’infonuagique, les blockchains ou encore la robotisation, a modifié en profondeur les pratiques organisationnelles et le rôle traditionnellement attribué aux technologies de l’information (TI).

La nécessité de maintenir une capacité compétitive requiert de la part des organisations de placer les technologies de l’information et les ressources humaines au cœur de leur stratégie d’affaires, pour être en mesure d’anticiper et de combler les besoins organisationnels.

Un autre défi important à considérer dans cette nouvelle ère managériale post pandémique a trait aux nouvelles attentes des employés. Ces attentes concernent principalement la flexibilité des modes de travail, mais aussi l’existence d’environnements professionnels stimulants, propices au développement personnel et professionnel, et à l’accès aux technologies de pointe. L’écart risque ainsi de se creuser rapidement entre les organisations qui ont une longueur d’avance sur le plan technologique et s’en servent pour attirer et retenir leurs employés et celles qui sont retardataires.

Dans ce nouveau contexte, le management doit se repenser et, au-delà des principes, devenir réellement agile, apprenant et brisant les silos. Les dirigeants doivent atteindre un difficile jeu d’équilibriste entre guider l’organisation à travers des eaux troubles et laisser la place à l’innovation, la flexibilité et à l’intelligence collective. Cela passe par un management qui met l’emphase sur la gouverne des personnes, dans le but de soutenir et développer la qualité du travail en équipe, l’apprentissage individuel et collectif, la collaboration soutenue à tous les niveaux, une communication claire et transparente, un leadership exemplaire et éthique, etc.

Le management adapté à cette nouvelle ère managériale permet de mieux répondre aux nouvelles attentes des clients qui utilisent de plus en plus des technologies omnicanales et recherchent une rapidité et une simplicité d’utilisation, en plus d’une expérience personnalisée. À cet égard, selon certaines études, environ deux tiers des clients jugent les entreprises trop lentes à s’adapter à leurs besoins, soulignant un décalage entre les attentes des consommateurs et certaines organisations[12]. L’interconnexion de ces grands défis – l’accélération de l’innovation et de l’intégration des nouvelles technologies, l’attraction et la rétention des talents, les nouvelles attentes des employés – provoque une remise en question du dispositif organisationnel conventionnel.

En conclusion, l’interconnexion des défis actuels souligne la nécessité de repenser les pratiques managériales en mettant l’accent sur la gouverne des personnes. Dans cette nouvelle ère managériale marquée par la complexité et l’incertitude, aucun acteur ne détient à lui seul toutes les réponses, et chaque personne offre une perspective unique et complémentaire. À ce titre, les recherches sur la complexité insistent sur l’importance d’intégrer une diversité de points de vue afin de détecter précocement les « signaux faibles » pouvant émerger tout au long du processus organisationnel. Ces signaux, souvent subtils et difficiles à percevoir, constituent des indices précurseurs de changements importants ou de crises potentielles. Ils apparaissent généralement à la périphérie de l’organisation et nécessitent, pour être correctement perçus et interprétés, une vigilance à la fois individuelle et collective.

Cette évolution invite à repenser en profondeur la philosophie managériale, en favorisant une approche innovante et ouverte à l’expérimentation. Quadrat propose le développement d’un leadership que l’on qualifie de « leadership distinctif et d’impact » capable de juguler l’interconnexion des multiples défis et de soutenir une transformation permanente. Ce leadership permet d’élaborer un discours ancré, authentique et créateur de sens, ce qui mobilise et engage les individus. Cette philosophie liée au leadership met au cœur de ses pratiques la collaboration et l’apprentissage individuel et collectif, et en définitive, crée un climat de confiance propice à l’épanouissement des personnes, soutenant une croissance durable.

Dans un prochain texte, nous proposerons des notions et des concepts pouvant vous éclairer et susciter de nouvelles perspectives dans votre approche de gestion.


[1] La nouvelle ère managériale fait référence à l’ensemble des défis interconnectés qui ont émergé et qui se sont intensifiés après la pandémie.

[2] Source: McKinsey (2017). « Book Excerp : Agility in US national security ».

[3] C’est ce qu’on appelle parfois les éléments BANI (fragilité, anxiété, non-linéarité et incompréhensibilité) qui touchent les organisations de l’intérieur et les forces à s’adapter rapidement, notamment concernant l’intelligence artificielle.

[4] Source : Rapports du groupe Edelman

[5] Regards croisés sur la confiance organisationnelle. (2014). Question(s) de management, (8), 83-102.

[6] Apata, C. C. (2019). Quels sont les facteurs explicatifs de la confiance des employés envers le dirigeant dans les très petites entreprises béninoises ? Revue Internationale de Gestion et d’Économie, 4(7).

[7] Campoy, É., & Neveu, V. (2007). Confiance et performance au travail : L’influence de la confiance sur l’implication et la citoyenneté du salarié. Revue française de gestion, (175), 139–153.

[8] Bloom, N. (2024, juin). Hybrid work is a win-win-win for companies and employees. Stanford News.

[9] Bloom, N., Liang, J., Roberts, J., & Ying, Z. J. (2015). Does working from home work? Evidence from a Chinese experiment. The Quarterly Journal of Economics, 130(1), 165–218

[10] Griffis, H. (2023, 23 février). Key insights from the 2023 State of Remote Work. Buffer Resources.

[11] O’Toole, C., Schneider, J., Smaje, K., & LaBerge, L. (2020, octobre). How COVID-19 has pushed companies over the technology tipping point—and transformed business forever. McKinsey & Company.

[12] Droga, D., & Shah, B. (2022). Keeping Up with Customers’ Increasingly Dynamic Needs. Harvard Business Review.

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